La bière artisanale en pleine ébullition

Publié le 24 avril 2016 à 10:15 Pop culture

Loin du match de foot et des soirées pizzas, la petite mousse se veut plus qualitative et plus savoureuse. Elle s’invite désormais chez des cavistes spécialisés et se déguste au même titre qu’un vin. Alors que débute La Paris Beer Week, coup de projecteur sur la bière artisanale, cette boisson fermentée qui vient bousculer l’univers des bières industrielles.

203 rue du Faubourg Saint-Martin, Paris Xe. Une adresse anodine mais qui marque l’emplacement d’une échoppe pas comme les autres : la cave de Nicolas Strohl. Si vous pensiez trouver du vin, vous vous trompez. Ici, seules les bières artisanales sont à l’honneur, tout comme son nom l’indique « Superbières ». Sur ses étals, pas moins de 250 petites mousses françaises et étrangères sont vendues, dont une trentaine franciliennes. « Quand j’ai annoncé à mes proches que je voulais ouvrir une cave spécialisée en bière, ils m’ont pris pour un fou », se souvient-il. « Ils m’ont dit : quoi ? Tu ne vas vendre que des bières ? »

Ce pari n’était pas si insensé. Ouverte il y a seulement un an, sa cave voit passer désormais de nombreux clients à la recherche de nouvelles saveurs, de nouvelles sensations houblonnées. À Paris, depuis le début des années 2010, la bière artisanale est en pleine ébullition. On ne compte pas moins une vingtaine de caves spécialisées et une dizaine de bars qui ne proposent exclusivement que des petites mousses artisanales. Les Trois 8, Le Supercoin, La Fine Mousse, pour ne citer qu’eux… Certains de ces lieux, à l’image de la Fine Mousse, brassent d’ailleurs leurs propres bières pour satisfaire les papilles des plus fins connaisseurs. Les microbrasseries se développent au sein de la capitale : La Goutte d’Or dans le XVIIIe arrondissement, La Baleine du XXe, La Parisienne, La Brasserie de l’Être, la brasserie BAPBAP (Brassée À Paris, Bue À Paris), etc. On produit local, qualitativement et avec authenticité, loin des bières formatées et industrielles.

On ne résiste pas à une Myrha de la Goutte d’Or et à ses arômes de dattes, à une Parisienne, L’Apache, une stout infusée au café, ou encore à une Ricochet Deck & Donohue, une bière « couleur acajou présentant une belle amertume, marquée par des arômes de houblons boisés et résineux, et des notes de toffee et de malts grillés », comme ses créateurs, Thomas Deck et Mike Donohue, la décrivent. On se délecte aussi d’une Gitane de la brasserie La Baleine, une mousse ambrée brassée avec des malts fumés et des épices qui développent « des arômes tourbés avec une douce amplitude en bouche ». La liste est longue.

Une renaissance désaltérante

Pourtant, la bière artisanale n’est pas nouvelle, loin de là. En province, la boisson se fait la part belle dans les bars et investit même certaines grandes surfaces. La région Rhône-Alpes est celle qui comptabiliserait d’ailleurs le plus grand nombre de microbrasseries artisanales en France. Bretagne, Alsace, Tarn…Chaque région offre une multitude de boissons brassées à leurs couleurs. Mais c’est en Île-de-France, à Paris, que l’on observe un regain d’intérêt. Et c’est tant mieux.

La bière a d’ailleurs aujourd’hui son propre festival, la Paris Beer Week*, du 29 avril au 8 mai. Un événement, organisé pour sa troisième année consécutive par l’association Bières et Papilles, exclusivement dédié à la bière artisanale. Durant une semaine, ce ne sont pas moins de 1 000 bières de brasseries parisiennes, françaises et étrangères qui seront en dégustation, 53 professionnels spécialistes de la bière artisanale qui se retrouveront autour d’une centaine d’événements brassicoles. « La Paris Beer Week n’est pas événement dédié aux « beer geeks » (qui y trouveront néanmoins largement leur bonheur) », assure-t-on. « Le festival s’adresse à un public large et offre l’opportunité de découvrir de nouvelles variétés de bières porteuses de sens ! ». Une troisième édition qui vient ainsi confirmer l’engouement fulgurant de cette boisson fermentée à base de malt, de houblon et de levure.

Réinventer des recettes oubliées

Ce phénomène des bières artisanales vient, non pas de la Belgique ou de l’Angleterre, mais bien des États-Unis. C’est dès la fin des années 1970 que ce mouvement des « craft Beers » ou bières artisanales est apparu. Ce qui est assez étonnant puisque le pays de l’Oncle Sam n’est pas le pays historique de la bière. Outre-Atlantique, des brasseurs amateurs ont commencé à se réapproprier en toute liberté la bière. Comment ? En réinventant des recettes, en bousculant les codes et en proposant ainsi des goûts uniques. Et leur procédé n’est pas compliqué : ils ont ajouté par exemple des nouveaux types de houblon, comme le houblon cascade développé dans l’Oregon qui apporte à la boisson fermentée une note de pamplemousse, ont retravaillé des recettes anglaises en y ajoutant des levures belges ou des houblons de Nouvelle-Zélande, par exemple. Et ça, il fallait y penser ! Un melting-pot qui a rapidement trouvé un succès et bousculé l’univers des bibines bues à même le goulot. Une tendance qui a par la suite gagné la Grande-Bretagne et d’autres pays européens, jusqu’à toucher au début des années 2000 l’Hexagone, notamment grâce à des expatriés et des Français voyageurs amateurs de bières.

Les nouveaux artisans du goût

Et c’est en découvrant ces bières que les Français « globe-trotteurs » ou ces expats désireux d’amener un petit bout de chez eux, ont décidé de se lancer, eux aussi, dans la production de bières artisanales. Et leurs profils sont étonnamment presque les mêmes : « Il s’agit principalement de personnes de niveau de formation de type ingénieurs dans l’agroalimentaire ou bien de personnes en reconversion (informaticiens, professeurs, scientifiques, commerciaux, restaurateurs par exemple) ayant eu une petite expérience en brasserie », explique Guirec Aubert, biérologue. Ce qui est d’ailleurs le cas d’Emmanuel Rey, artisan brasseur de la Vallée de Chevreuse dans les Yvelines. C’est au cours de ses voyages que cet ancien viniculteur a découvert les possibilités de la bière artisanale. « Ce qui m’a séduit c’est l’aspect cuisine, invention ». Ni une, ni deux, il décide d’ouvrir en 2008 sa microbrasserie, l’une des premières d’Île-de-France. Une reconversion risquée à cette époque mais qui porte désormais ses fruits. De 8 000 litres produits par an, il est passé aujourd’hui à 200 000. Avec une gamme de douze bières différentes (bio, au goût de café, celle de printemps), ses bières séduisent et ravissent les consommateurs. Ici, la production est bien entendu locale. Emmanuel Rey s’approvisionne à plus 50% en orge près de Dourdan et de Cernay-la-ville, à seulement quelques kilomètres de sa brasserie. « J’aimerais un jour faire du 100% », confie-t-il.

Même son de cloche du côté de Bruno Torres, le fondateur de la brasserie de la Baleine dans le XXe arrondissement de Paris. Après une formation à Nancy, cet ancien photographe et globe-trotteur n’a pas hésité une seconde à se reconvertir dans cet univers pour « son côté créatif, sa recherche perpétuelle de saveurs ». Bref, un métier qui lui colle à la peau. Son établissement marche très fort. Il a écoulé 208 000 litres de bière en 2014, un an seulement après l’ouverture de sa brasserie.

Ces « cuisiniers » et ces amoureux du malt et du houblon se connaissent presque tous. « À Paris, c’est très communautaire », ajoute Thibault Voyard du bistrot/bar Les Trois 8 situé à Ménilmontant dans le XXe arrondissement. Une communauté avant tout constituée de vrais passionnés des produits qui ont du goût et qui ont souvent commencé à brasser dans leur cuisine ou leur garage.

Le retour du consommer mieux

En France, l’engouement s’explique comme ailleurs. La bière artisanale offre cette notion tant recherchée par les consommateurs : le retour du consommer mieux, du consommer (presque) local. La quantité n’importe plus, la qualité prime et le goût devient essentiel.

Qu’elles soient blondes, ambrées, brunes, ou parfois même aromatisées à la framboise, à la réglisse, à la rose, au litchi, les bières sont toutes créées sur la base d’une recette universelle et ancestrale : eau, malt houblon, levure. Les connaisseurs parlent d’ailleurs d’IPA, stout, triple ou encore de pilsner. De la précision s’il vous plaît ! Mais ce qui fait leur caractère, c’est le savoir-faire et la fantaisie des brasseurs. Ils tentent dans leur cuisine, leur laboratoire, d’imaginer des bières uniques, des recettes qui feront saliver les papilles des plus fins connaisseurs. Voilà ce qui distingue une bière artisanale d’une industrielle. Sa production doit, elle aussi, ne pas dépasser les 200 000 hectolitres par an.

Et c’est en effet cette recherche perpétuelle qui motive Bruno Torres à imaginer ses prochaines mousses. Tel un cuisinier, il aime trouver l’équilibre parfait de l’amertume, le mariage idéal entre le malt ou le houblon pour obtenir le bouquet désiré : doux, fruité, épicé, floral ou houblonné. Boire une bière artisanale, c’est aussi tenter de retrouver la patte du brasseur. Une expérience gustative.

« Heineken c’est McDo, la bière artisanale c’est Ducasse »

Un retour vers l’excellence du produit qui pousse désormais certains consommateurs à délaisser les bonnes vieilles bouteilles d’Heineken, par exemple, pour une mousse plus élaborée, plus authentique, plus riche en bouche. « La différence est frappante, le goût est totalement différent, on apprécie davantage la bière », nous confie un amateur de mousse qui ne jure désormais que pour les bières artisanales. Nicolas Strohl, le gérant de Superbières compare volontiers la Heineken à une chaîne de fast-food. « C’est simple, la Heineken c’est McDo, la bière artisanale c’est Ducasse ! » Tout est dit. « On ne badine pas avec la mousse », tel est même son slogan.

Mais outre le goût, le design des bouteilles est lui aussi travaillé. Certaines étiquettes ressemblent à des œuvres d’art. Mention spéciale pour la dernière édition de La Goutte d’Or, l’Assommoir, et à la Sphinx de la Brasserie de l’Être. On les garderait bien volontiers comme déco.

Du comptoir à la table

« Les consommateurs n’hésitent plus à choisir leur établissement en fonction des bières proposées. Fini la petite mousse que l’on se paie dans n’importe quel bar PMU en sortant du boulot », rétorque Guirec Aubert, biérologue. « Les aprioris sur la bière changent. ». La boisson fermentée est en passe de ne plus devenir l’emblème des supporteurs de foot et des soirées pizzas.

On se délecte d’une bière comme on pourrait le faire avec un Bordeaux. Son lieu de production est mis en avant, le houblon devient comme un cépage. À tel point que les grands chefs commencent même à s’y intéresser et utilisent la bière comme leur ingrédient secret dans la conception de leurs plats gastronomiques.

On observe aussi l’émergence d’un métier, jusqu’ici méconnu du grand public : les biérologues, comme Guriec Aubert, les œnologues de la bière. Ces derniers maîtrisent sur le bout des doigts la fabrication de la bière, travaillent aux côtés des producteurs de matières premières, conseillent les brasseurs mais aussi accompagnent les barmen et les sommeliers afin de sélectionner les produits pour leurs cartes. Car oui, on associe la bière en fonction des aliments que nous dégustons. Tout comme on pourrait le faire avec un grand cru. Par exemple, une blanche ou une brune accompagnera parfaitement les huîtres, les crustacés ou bien même de la viande blanche de type volaille, une blanche avec un chèvre frais ou encore une Stout, une bière au malt torréfié avec du chocolat ! D’ailleurs, la Volecelest Blonde Triple d’Emmanuel Rey, le brasseur de la Vallée de Chevreuse, s’accompagne en effet délicieusement avec un poisson, comme une belle daurade. Testé et approuvé.

La bière présente en effet une impressionnante palette de saveurs qui permet de composer une multitude d’accords avec les mets. Et tout comme le vin, elle peut ainsi se déguster tout au long d’un repas. Pour Philippe Faure-Brac, meilleur sommelier du monde 1992 et cité par l’association des brasseurs de France dans son dossier « Brassons les idées », « il faut porter beaucoup d’attention au degré d’alcool et à la typicité de chaque bière. Il vaut mieux commencer à l’entrée avec de la légèreté, puis progressivement aller vers des goûts plus corsés ».

Et cette tendance se confirme. À Paris, certains établissements jouent la carte restaurant-microbrasserie comme Le Triangle dans le Xe arrondissement. Ici, les bières sont toutes associées aux plats proposés par le chef. Une expérience pour les papilles. Associer bières et gastronomie, c’est d’ailleurs ce que prône « Les Dîners Bons », un collectif « de défenseurs des vraies bonnes bières sur la table », comme ils se décrivent. Rassemblant une trentaine de membres, cette association monte des restaurants éphémères, des banquets dans des lieux insolites de la capitale. Ils invitent des chefs et des brasseurs pour les « mettre au défi d’imaginer un menu qui met la bière à l’honneur ». Pour eux, « la bière est le nouveau vin ».

Des ateliers de biérologie et de dégustation émergent également. Ici, on apprend à déguster la bière, à dissocier ses saveurs, ses spécificités et à éduquer son palet. Tout comme le serait pour le vin ou pour le fromage, on explore les richesses des différentes bières artisanales françaises. On apprend à accorder les bières en fonction des plats. On parle désormais de rondeur, de longueur, de texture et de couleur.

Un marché florissant

Le marché de la bière artisanale en Île-de-France ne cesse de croître. Entre 2007 et 2015, l’association Bières et Papilles, organisatrice de La Paris Beer Week, a recensé la création d’au moins 41 entreprises parisiennes ou de proche banlieue dédiées exclusivement à la bière artisanale, dont 18 brasseries. « Sur un périmètre de 26 jeunes entreprises étroitement liées à La Paris Beer Week, Bières et Papilles a réalisé un sondage sur la création d’emplois. Cette étude témoigne du dynamisme du secteur depuis son émergence en 2010, puisqu’elle montre que celui-ci a connu une multiplication par 8 du nombre d’emplois sur la période. » Les très jeunes entreprises créées en 2013 et 2014 ont vu leur nombre d’emplois multiplier par près de 2,5 en moins de deux ans.

Mais ce boom perdurera-t-il ? Emmanuel Rey, le microbrasseur yvelinois, s’inquiète de cette mode. Car ce qui était jusqu’ici nouveau ne le sera plus très longtemps. « Cela deviendra plus un handicap, car ce qui était unique deviendra presque banal. Les consommateurs ne seront plus curieux, iront découvrir autre chose ». Pour l’instant, la bière semble avoir de beaux jours devant elle. On compte aujourd’hui pas moins de 800 brasseries à travers l’Hexagone, dont une centaine créées l’année dernière.

En France, la bière séduit à nouveau. Après une baisse continue pendant 30 ans, ses ventes ont augmenté de 3,1% en volume en 2015. Une croissance due notamment à la diversification de l’offre avec plus de brasseries, au développement des bières artisanales et régionales. Un nouveau profil de consommateurs se dessine même : les femmes. Selon une étude menée par Brasseurs de France, elles étaient 63% à déclarer qu’elles ne buvaient jamais de bière en 2014, contre 59% en 2015.

Le brasseur devient un artisan et trouve désormais aisément sa place aux côtés du boulanger, du boucher ou du fromager. Glisser une bouteille de bière à la place d’un Bordeaux ou d’un Chardonnay dans son panier de courses ? Un geste qui pourrait devenir un jour un réflexe.

* Paris Beer Week, troisième édition. Du 29 avril au 8 mai. Plus d’infos : www.parisbeerweek.fr. À ne pas manquer, le « Grand Final ». Une journée de célébration de la bière artisanale en collaboration avec La Bellevilloise, le 7 mai de 11h à 6h.

Marine VAUTRIN

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